samedi 25 avril 2020

Un roman social : Soeur d'Abel Quentin

Auteur : Abel Quentin

Maison d'édition : Editions de l'Observatoire

Nombre de pages : 250 pages

Année de sortie : 2019






Adolescente revêche et introvertie, Jenny Marchand traîne son ennui entre les allées blafardes de l'hypermarché de Sucy-en-Loire, sur les trottoirs fleuris des lotissements proprets, jusqu'aux couloirs du lycée Henri-Matisse. Dans le huis-clos du pavillon familial, entre les quatre murs de sa chambre saturés de posters d'Harry Potter, la vie se consume en silence et l'horizon ressemble à une impasse.


La fielleuse Chafia, elle, se rêve martyre et s'apprête à semer le chaos dans les rues de la capitale, tandis qu’à l'Élysée, le président Saint-Maxens vit ses dernières semaines au pouvoir, figure honnie d'un système politique épuisé. 

Lorsque la haine de soi nourrit la haine des autres, les plus chétives existences peuvent déchaîner une violence insoupçonnée.





Roman à la thématique actuelle, et plutôt tabou dans la société qui est la nôtre, le premier roman d'Abel Quentin fût un mystère pour moi, du titre au résumé, en passant par la couverture. Intrigué, je me suis laissé tenter par une lecture pas comme les autres, au but autant immersif qu'informatif. Précisons. 






"J'ai eu la naïveté de penser qu'on pouvait apprivoiser une bête sauvage."


Le récit est une plongée au coeur de la vie de Jenny, une adolescente timide, en marge d'une société qui ne la comprend pas, et qui va la transformer intégralement et définitivement, comme une longue descente aux enfers. L'auteur, avocat de métier ayant déjà été confronté dans sa vie professionnelle à des cas de radicalisation plus ou moins similaires, s'en sert très bien ici. Le processus dit de "radicalisation" est décrit finement et subtilement. Le lecteur est un témoin privilégié de toutes ces petites choses, ces éléments qui composent un quotidien qui pèse, qui déplait, et qui font que lentement, Jenny, presque malgré elle et inconsciemment, bascule. C'est quelque chose que j'étais venu chercher dans ma lecture, et qui ne se dérobe pas. Le texte aide à comprendre, à travers l'exemple concret de l'adolescente, comment une telle chose est possible dans le monde contemporain, sans pourtant prendre un parti quelconque, juste en décrivant et expliquant le phénomène. Si cet aspect peut sembler ennuyant en surface, le roman ne perd pas en interêt, au contraire, et monte même en tension au fur et à mesure. L'immersion se fait plus forte. Le récit prend le parti de se développer à travers plusieurs personnages clés : le président Saint-Maxens, Jenny bien sûr, mais aussi Dounia, autre personnage clé. S'il n'est pas bien difficile de deviner où le romancier veut emmener le lecteur avec ses protagonistes, il ne soulève pas moins quelques lourdes interrogations, qui nous poussent à aller toujours plus loin. Le suspens est bien travaillé. Les choses se précisent rapidement, ce qui nous permet d'obtenir une longueur d'avance, et donc d'être plus attentif au futur de chacun des personnages du texte. La présence de nombreux passage traitant de politique au sein du récit n'est pas non plus dérangeant, permettant un scanner sociologique important et très réaliste de la société. Si 'Soeur' prend un parti ambitieux de partir de plusieurs points différents, tout en traitant à la fois de la radicalisation et de la politique française, il n'en perd pas son goût immersif, ni même la consistance de son intrigue, qui pousse protagonistes et lecteurs à aller toujours plus loin, jusqu'au bout. 




"C'est si agréable d'être complice et de s'entendre sur tout (…)"


Le début du roman m'a quelque peu décontenancé : j'ai eu peur de me retrouver face à des personnages un peu trop stéréotypés pour provoquer un réel attachant ou intérêt, ce qui aurait considérablement handicapé ma lecture. En effet, il n'est pas si dur de comparer l'attitude, la lassitude politique de Saint-Maxens à la fin d'un mandat du président Chirac ou de François Hollande. Le premier ministre serait alors un presque-évident, sur quelques aspects ambitieux Macron, mais surtout un futur président Sarkozy. Pour Jenny, la peur de me trouver face à une adolescente stéréotypée a vite laissé place à la compassion, voir à l'attachement. Abel Quentin a su la rendre plus réelle, plus consistante, en n'hésitant pas à décrire ses angoisses, ses peurs, voir tantôt un semblant de regret ou d'hésitation (que dire de la montée finale, où chaque page correspond à une augmentation de 10 battements), mais surtout en lui attribuant cette passion pour Harry Potter. Elle y gagne de la crédibilité et ça fait d'elle une jeune très moderne (qui, parmi les adolescents/jeunes adultes, n'aime pas Harry Potter ?). L'auteur en profitera d'ailleurs pour faire quelques parallèles très intéressants, ainsi qu'une magnifique phrase finale. Si Jenny a su gagné le coeur des lecteurs, il n'en est une autre, absolument détestable, mais nécessaire : Dounia. La quatrième de couverture parle d'une fileuse, et ce terme la décrit parfaitement. Essentielle dans le processus de radicalisation, autant physique que psychologique. Là encore, par des tics de langage, par des idées qu'elle proclame haut et fort, Abel Quentin fait de ce qui aurait pu être un cliché un personnage formidablement symbolique. Même les parents sont assez détaillés dans leurs attitudes, la tentative d'acceptation de la mère, le déni du père, pour être rendus réels et attachants. Ces protagonistes font, d'une façon générale, que le texte d'Abel Quentin est plus qu'un simple exposé sur la radicalisation et la politique. Ils font de ce roman un roman, par leur simple existence, et leur contribution à l'intrigue. Ils ne sont pas un ramassis de clichés, plus allégoriques qu'autre chose, mais sont des symboles, et font que le lecteur comprend les enjeux du récit, plus encore qu'à travers l'intrigue et l'histoire. 




"La violence est une libération…" 



On sent, pour finir, que la plume de Quentin est une plume disons, professionnelle. Le travail de documentation, de lecture de témoignages, de différents cas que l'auteur aurait pu avoir à traiter au tribunal, se fait sentir, que ce soit dans le traitement des thèmes du texte, ou dans le traitement des personnages. En effet, le romancier bien su décrire et expliquer les arguments de Chafia pour persuader Jenny, ou même décrire la psychologie destructrice de cette dernière. La maîtrise du sujet est autant à souligner que celle de la montée finale du texte, dans Paris. On s'interroge jusqu'au bout. Le récit s'emballe à la fois brusquement et progressivement, là où l'on était dans une logique explicative plutôt lente auparavant, logique qui ne plaira pas à tout le monde, notamment aux amateurs d'action pure, qui seraient venus chercher ici une aventure pleine de rebondissements au fond de la Syrie extrémiste. En revanche cette plume plus détaillée ravira les avides de psychologie, qui aiment voir la profondeur des protagonistes et le dessin progressif des enjeux. Le roman, vous l'aurez compris, est donc relativement contrasté, passant du tout au rien, ou de rien au tout, selon point de vue. C'est ce qui fait son charme, ou qui déplaira, pour sûr. 









Premier roman ambitieux au sujet difficile, 'Soeur' offre un point de vue explicatif très détaillé du processus de radicalisation, sur un fond politique soigné et passé aux scanners. Si l'on peut penser avoir à faire à des protagonistes clichés, pour rentrer dans les stéréotypes sociétaux, il n'en est rien. Abel Quentin offre une consistance, une personnalité et un caractère travaillé à tous ceux qu'il met en scène, de façon à provoquer attachement ou hostilité. La plume largement documentée (témoignages, univers professionnelle de l'auteur...) et subtile contribue à rendre ces personnages plus symboliques encore. Le texte, par le pari qu'il prend, ne plaira toutefois pas à tous les publics : tout dépend de ce que le lecteur recherche. Il n'en reste pas moins un incontournable texte actuel, passage obligé si l'on veut s'éclairer sur ce qu'engendre le monde en ce moment même.

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