jeudi 14 mai 2020

Une immersion historique et psychologique : La terre invisible d'Hubert Mingarelli

Auteur : Hubert Mingarelli

Maison d'édition : Buchet Chastel

Nombre de pages : 182 pages

Année de sortie : 2019




Dans l'Allemagne occupée, un photographe de guerre ne parvient pas à s'en aller et à rentrer chez lui en Angleterre. Il est hanté par la libération d'un camp de concentration à laquelle il a assisté.
Il décide de partir au hasard des routes. Il photographiera les gens de ce pays devant leur maison dans l'espoir de comprendre qui ils sont pour avoir pu laisser faire ce qu'il a vu.

Un jeune soldat anglais, qui vient juste d'arriver et qui n'a rien vécu de la guerre, l'escortera et conduira la voiture réquisitionnée à travers l'Allemagne sans deviner les motivations qui poussent le photographe. Mais lui aussi porte un secret plus intime qui le hante et dont il ne parle pas. 

La Terre Invisible raconte leur voyage. 







Titre mystérieux, couverture inquiétante, thème historique. Pour cette fois, je me suis autorisé la lecture de la quatrième de couverture, pour savoir où je me lançais. Au vu du traitement de ce thème délicat qu'est la Shoah, je peux dire que je m'attendais juste à quelque chose de... Différent. Et j'ai été servi, mieux, beaucoup mieux que je n'aurais pu le croire. 






"L'écho du coup de feu semblait graver l'air, semblait s'en aller et revenir, sans arrêt, comme un orage qui aurait tourné autour de la Terre." 



'La terre invisible' est un texte minimaliste et subtil. Le traitement du thème, à savoir le génocide juif et tzigane pendant la seconde Guerre Mondiale, est tout a fait novateur, travaillé autour de l'ambiance, de la gestuelle, des agissements, de la psychologie des deux personnages et des habitants qu'ils croiseront sur leur route. Aucun combat, aucune description méthodique et détaillée des camps ne sont proposés ici. La lecture est beaucoup plus fine que ça. On se trouve plongé dans un voyage dont il est très difficile de cerner le but, l'objectif, et même l'itinéraire. Quelques notions clés : photos, visages, habitants, et c'est tout. Très vite, la voiture d'O'Leary nous emporte aussi dans cet aller-retour dans La terre invisible (Qu'elle est-elle au juste, cette Terre Invisible ?). L'ambiance est bien travaillée, c'est peut-être l'élément qui marque le plus à la lecture du texte. Les descriptions sont courtes, mais les mots soigneusement choisis, et, à travers leur signification, plongent le lecteur dans une hébétude, un désarroi, un sentiment d'absurde absolu. Les questionnements mêmes, les "Pourquoi ?" s'évanouissent, car l'on ressent le besoin puissant, au même titre que les protagonistes, de continuer à faire défiler les pages. C'est comme une rédemption, une tentative de compréhension décidée par un élément inconnu de l'équation. Ce voyage, cette lecture même, est importante, mais pourquoi ? Comprendre l'incompréhensible ? Voir ce qui paraît invisible ? Sans doute, oui. Ce roman, c'est voir, dans cet ambiance, dans ces personnages, comment, d'une façon invisible, et déjà en 45, l'horreur de la guerre, l'horreur de ces crimes nazis ont marqué non pas seulement ceux qui les ont subis, mais ceux qui en ont été témoins. C'est voir comment l'on réagit face à cette horreur mise à jour et exacerbée. C'est presque un deuil de l'humanité qui est porté ici, aussi bien par les voyageurs, que par les familles et le lecteur. C'est cette psychologie travaillée et finement amenée, qui fait que le lecteur plonge dans ce texte. On pourrait comparer ces sensations, ces émotions à celles de la lecture de 'L'Etranger' de Camus. Nous sommes tous un peu Meursault ici, tous absurdes sur la Terre Invisible. 



"Nous venions de parler un peu, mais dans le fond le silence nous enveloppait." 


Les personnages relèvent de ce même acabit. S'ils dégagent quelque chose, il est difficile de savoir ce qu'est ce "quelque chose" exactement. On ne peut ni s'identifier, ni s'attacher au narrateur ou à son chauffeur O'Leary, tout simplement car on ne peut véritablement les comprendre. Hubert Mingarelli propose ainsi des personnages qui, sans être tout à fait des antagonistes, restent de véritables étrangers pendant la lecture (vous comprenez encore mieux le parallèle avec l'oeuvre de Camus ?). Souvent, pendant ce voyage, le lecteur a la sensation de voir deux solitudes qui s'entrechoquent, se touchent, sans se mêler, comme l'huile et l'eau. Dans ces moments, on sent que chacun des deux principaux protagonistes a son petit jardin secret, ses non-dits, et ce alors même que le récit est à la première personne. On assiste ainsi aux réactions impulsives, ainsi qu'aux choix dénués de sens de ce narrateur qui dit "je", mais qui reste "tu" pour le lecteur. Ce silence est encore plus pesant avec O'Leary, qui cache à fleur de peau un secret qu'on a l'impression vague de saisir, sans pour autant être capable de le clarifier. Le tout est très minimaliste, et ces personnages sont en grande partie suggérés par le romancier. Le lecteur est invité à saisir le narrateur, le chauffeur, et à les modeler selon la compréhension qu'il a du texte. Et cela est encore plus vrai avec la variété de profils rencontrés pour les clichés, qui ont des réactions hétérogènes, voire complètement opposées. Les personnages complètent ainsi bien l'intrigue, en un mélange subtil de constatation et de réflexion, accentuées par la plume de Mingarelli. 



"Il ne restait presque rien, vaguement un bois, une rivière, un pont. On aurait dit que tout s'était refermé au fur et à mesure que je le dépassais." 


Auteur de romans et de recueils de nouvelles, la bibliographie enrichie de Mingarelli parle pour lui. Il réussit ici à nouveau un grand tour de force, avec ce formidable alliage dans le texte de personnages ressemblant et complétant cet intrigue, ce voyage à travers une Allemagne dévastée. Plus encore, le romancier provoque cette hébétude avec des petits mots, des phrases anodines, sur une expression de visage, une réflexion ou un paysage, le tout faisant ressortir l’incompréhension et l'absurdité post-découverture de guerre. Je n'ai, à titre personnel, jamais eu autant la sensation de comprendre l'effroi, l'absurdité de tous face au fait accompli. Et par la même occasion, de me comprendre moi et mon attitude face à la Shoah. L'ambiance pesante est telle, que la fin du texte plonge dans un état second, entre consternation et réflexion. C'est ce qui rend le texte aussi important, de nos jours encore plus qu'avant. Hubert Mingarelli a mis des mots là où on ne l'attendait pas, et c'est ce qui rend l'ouvrage marquant, et unique en son genre







Hubert Mingarelli, avec ce texte, a don de marquer les esprits. Avec ce voyage à travers la psychologie de ses personnages et du monde de manière générale, l'auteur instaure très vite une ambiance absurde, de désarroi face au fait accompli : la Génocide. Sans jamais décrire les combats ou les camps, le texte fait passer toute sorte de réflexion, de constatation à propos de la vie après cette découverte, qui a changé l'humanité au plus profond d'elle-même. Le lecteur autant que le narrateur et le chauffeur O'Leary, parvient à saisir cela. Les protagonistes ne sont ni attachants, ni compréhensibles, mais ce n'est pas ce qui importe ici. La plume de l'auteur, subtil et suggestive, correspond parfaitement au message passé. Remarquable, mais qui ne conviendra pas à tous les publics pour son haut degrés de lecture, une chose est sûr : ce texte ne laisse pas indifférent, et vous marque au fer rouge de l'emprunte de la Terre Invisible.