Auteur : Anne Pauly
Maison d'édition : Editions Verdier
Année de sortie : 2019
Nombre de pages : 138 pages
Il y a d'un côté le colosse unijambiste et alcoolique, et tout ce qui va avec : violence conjugale, comportement irrationnel, tragi-comédie du quotidien, un « gros déglingo », dit sa fille, un vrai punk avant l’heure. Il y a l’autre le lecteur autodidacte de spiritualité orientale, à la sensibilité artistique empêchée, déposant chaque soir un tendre baiser sur le portrait pixelisé de feu son épouse ; mon père, dit sa fille, qu’elle seule semble voir sous les apparences du premier. Il y a enfin une maison, à Carrières-sous-Poissy et un monde anciennement rural et ouvrier.
De cette maison, il va bien falloir faire quelque chose à la mort de ce père Janus, colosse fragile à double face. Capharnaüm invraisemblable, caverne d'Ali-Baba, la maison délabrée devient un réseau infini de signes et de souvenirs pour sa fille qui décide de trier méthodiquement ses affaires.
Que disent d'un père ces recueils de haïkus, auxquels des feuilles d’érable ou de papier hygiénique font office de marque-page ? Même elle, sa fille, la narratrice, peine à déceler une cohérence dans ce chaos. Et puis, un jour, comme venue du passé, et parlant d'outre-tombe, une lettre arrive, qui dit toute la vérité sur ce père aimé auquel, malgré la distance sociale, sa fille ressemble tant.
Je crois n'avoir jamais lu d'autobiographie, à l'exception de quelque service presse il y a deux ou trois ans. Pour cette raison, j'ai repoussé ma lecture. Par crainte de ne pas accrocher, de ne pas arriver en entrer dans un texte aussi... intime, réaliste, du moins c'est ce que le synopsis laissait présager. Je me suis laisser finalement cueillir, un soir de week-end, pour une lecture éprouvante, essoufflante... Peut-on dire que l'on aime une telle oeuvre ? Je l'ignore, mais l'on peut dire qu'elle claque, au sens propre du terme.
"Elle avait dû perdre beaucoup de gens dans sa vie pour savoir si bien dire au revoir."
'Avant que j'oublie', c'est avant tout une relation complexe, nuancée, presque alambiquée, entre un père et une fille, en l'occurence l'auteur de ce texte, Anne Pauly. Les souvenirs, les détails, les descriptions gravitent autour de ces deux êtres qui s'explorent l'un et l'autre, et dont les sentiments réciproques sont à la fois limpides et si obscurs.
"Au fond, on ne sait jamais vraiment si quelqu'un boit pour échouer ou échoue parce qu'il boit."
Ce texte peut avoir plusieurs couches de lecture, c'est d'ailleurs ce qui rend sa durée de vie inestimable. Découvert en pleine adolescence, il peut être le plus fidèle compagnon de chevet d'une jeune personne confrontée au brutal décès de ses parents ou d'un proche. Par cette démonstration fidèle, détaillée, riche en émotions, Anne Pauly offre une lumière, un repère auquel s’agripper pour comprendre une telle épreuve, pour se comprendre soi-même. Beaucoup de lecteurs que j'ai croisé affirment que 'Avant que j'oublie' est une oeuvre essentielle, salvatrice pour cela. Toutes les étapes du deuil y sont travaillées à travers le témoignage de la romancière. Ainsi, le texte peut aussi servir à prendre du recul, à voir comment chacun réagit face à la mort, à cette grande question à laquelle personne n'a de vraie réponse. En offrant un peu plus d'elle-même, elle offre également quelques éléments pour que le lecteur comprenne. Beaucoup de réflexions découlent ainsi de ce texte. Pour cette raison, il fait l'objet d'une longue digestion, où il arrive au lecteur de relire quelques passages, tantôt pour sourire, pour réfléchir, pour se souvenir. C'est aussi ce qui détermine un bon roman d'un grand roman. Celui-ci, avec le temps, rentrera dans la catégorie des grands romans, et plus particulièrement dans le genre autobiographique.
"(…) on ne pouvait pas vraiment lui en vouloir d'avoir peur de vivre parce que, à tout instant, il pouvait en mourir."
Le titre est évocateur. L'oeuvre possède un fil conducteur intéressant. On navigue dans les souvenirs d'Anne Pauly, comme au milieu d'un rayonnage empli de romans d'aventures, ou au milieu d'un gigantesque album photo. Les descriptions, les dialogues, les comportements évoqués sont très visuels, ce qui facilite à bien des égards la lecture. Le roman est saccadé en paragraphes, plutôt qu'en véritables chapitres. Le découpage est ainsi plutôt temporelle, on sautille d'un moment de vie à l'autre, à travers les étapes du deuil, de l'organisation des funérailles, du débarrassage de la demeure du vieil homme. J'ai souvent comparé ce texte à une discussion, comme si chaque lecteur avait demandé personnellement à la romancière de livrer ses souvenirs à propos de son paternel. Voici ce qu'elle nous rapporter, avant d'oublier au fil des ans et des événements de quoi était humainement constitué son père. 'Avant que j'oublie' en est le résultat, un gigantesque puzzle relationnel et émotionnel. Une grande surprise.
Immersion intimiste, 'Avant que j'oublie' est un texte très marquant. Les détails de cette relation complexe fille-père, à travers des parties de vie, des objets, des discussions, offrent aux lecteurs la possibilité de réfléchir et de comprendre un peu plus ce qu'est un deuil, et ce qui le constitue. Le roman est réaliste, très abondant en émotions, que ce soit la tristesse, la consternation, mais aussi le rire et le bien-être. La possibilité d'une relecture future est absolument à considérer, en tant qu'aide face à la mort d'un proche, ou encore en tant qu'aide pour se comprendre soi-même. Tous ces éléments font de ce premier roman un grand roman, maîtriser de bout en bout par une sympathique Anne Pauly, qui se livre, se délivre et nous délivre également. Une lecture poignante, marquante et surprenante !