samedi 9 novembre 2019

Témoignage réaliste et cinglant : Mur Méditérranée de Louis-Philippe Dalembert

Auteur : Louis-Philippe Dalembert

Maison d'édition : Sabine Wespieser éditeur

Année de sortie : 2019

Nombre de pages : 336 pages






À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l'entrepôt où sont entassées les femmes. Parmi celles qu'ils rudoient pour les obliger à sortir, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux amies se sont rencontrées là, après des mois d'errance sur les routes du continent. Grâce à toutes sortes de travaux forcés et à l'aide de leurs proches restés au pays, elles se sont acharnées à réunir la somme nécessaire pour payer les passeurs, à un prix excédant celui d'abord fixé. Ce soir-là pourtant, au bout d'une demi-heure de route dans la benne d'un pick-up fonçant tous phares éteints, elles sentent l'odeur de la mer. Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance comme pour un voyage d'affaires, se sont installées dans les minibus climatisés garés devant leur hôtel. Ce 16 juillet 2014, c'est enfin le grand départ. Dima, son mari et leurs deux fillettes ont quitté leur pays en guerre depuis un mois déjà, afin d'embarquer pour Lampedusa. Ces femmes si différentes , Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale , ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier, unies dans le même espoir d'une nouvelle vie en Europe. L'entreprenante et plantureuse Chochana, enfant choyé de sa communauté juive ibo, se destinait pourtant à des études de droit, avant que la sécheresse et la misère la contraignent à y renoncer et à fuir le Nigeria. Semhar, elle, se rêvait institutrice, avant d'être enrôlée pour un service national sans fin dans l'armée érythréenne, où elle a refusé de perdre sa jeunesse. Quant à Dima, au moment où les premiers attentats à la voiture piégée ont commencé à Alep, elle en a été sidérée, tant elle pensait sa vie toute tracée, dans l'aisance et conformément à la tradition de sa famille. Les portraits tout en justesse et en empathie que peint Louis-Philippe Dalembert de ses trois protagonistes,  avec son acuité et son humour habituels, leur donnent vie et chair, et les ancrent avec naturel dans un quotidien que leur nouvelle condition de « migrantes » tente de gommer. Lors de l'effroyable traversée, sur le rafiot de fortune dont le véritable capitaine est le chef des passeurs, leur caractère bien trempé leur permettra tant bien que mal de résister aux intempéries et aux avaries. Luttant âprement pour leur survie, elles manifesteront même une solidarité que ne laissaient pas augurer leurs origines si contrastées. S'inspirant de la tragédie d'un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte en 2014, Louis-Philippe Dalembert déploie ici avec force un ample roman de la migration et de l'exil.








Lu avec le lycée, dans le cadre du prix Goncourt des Lycéens, ce roman traite d'un sujet que l'on étudie tantôt en cours, à travers quelques extraits et autres photos, en Histoire ou en Français. Ici, le ton est donné dans un résumé ultra-pointilleux : nous sommes ici dans le concret, avec une triple narration sans pincette, de trois destins différents, avec pour tous un même but : le Mur de la Méditerranée.





Beaucoup de choses frappent dans cette oeuvre, qu'il est, à mon sens, essentiel  de découvrir dans le monde qui est le nôtre. Ces hommes, ces femmes qui tentent tous les jours la traversée de cette mer, sont ici mis en valeur, avec une justesse d'écriture, une précision dans la narration qu'il est important de souligner. C'est d'abord ce qui m'a frappé, en tant que lecteur qui sort de sa zone de confort, au point de me questionner. Ces personnages sont-ils inspirés de personnes réelles, ou sont-elles lambda, avec une volonté de rassembler et d'en faire des symboles de cette crise qui touche l'Europe depuis quelques années ?


"La mort, paraît-il, ne surprend jamais personne."

 
 Le travail de documentation proposé dans le roman est complet. Dalembert compose en effet des personnages vraiment fouillés, avec une personnalité qui leur est propre, mais aussi des religions, des réflexions, des traits de caractère uniques. En dehors d'eux, chaque système politique, économique ou religieux est expliqué et simplifié pour devenir accessible à tous. Ainsi, le texte revêt une dimension universelle forte et rare. Qu'il s'agisse de Dima, de Chochana ou de Semhar, chacune touchera plus ou moins l'un ou l'une d'entre nous, pour sa situation, sa façon de voir les choses ou encore les épreuves qu'elles ont traversées pour en arriver là, à défaut de pouvoir réellement s'identifier à elles. C'est tout d'abord par là que passe la force de Mur Méditerranée, celle de ses protagonistes, la volonté du désespoir qui touche en plein coeur quiconque s'aventure au gré de cette plume, quelque part en Afrique ou au Moyen-Orient, jusqu'au bateau final... Pour toujours nous tenir en haleine. Second fait marquant. 


"Parfois, en croyant se sauver, elles tombaient de la poêle à la braise, c'est-à-dire dans les nasses de réseaux de passeurs concurrents, plus féroces encore."




Le style de narration de Louis-Philippe Dalembert est tout à fait novateur. Le récit est à la troisième personne, point de vue omniscient, donc immersion totale au sein des pensées et des ressentis de chacun. Pour accentuer cela, le romancier se base à plusieurs reprises sur des ellipses, où l'on repart de zéro en quelque sorte, pour suivre un nouveau destin, le détailler, le décortiquer, et faire en sorte d'être encore plus touché par leur sort, pour finir. Si ce mode narratif me pesait quelque peu à première vue, puisque le lecteur est tout de même coupé en pleine action présente, c'est-à-dire globalement au moment de l'embarquement. L'herbe coupée sous le pied de cette façon présentait un certain motif de frustration pour moi, qui constitue je pense le seul petit défaut général de l'oeuvre, qui reste malgré tout très prenante, avec ce style narratif particulier, que renforce l'écriture de Dalambert.


"Et les humains, c'est pareil aux arbres, ils ne peuvent vivre sans racines. "


Ce dernier ne prend aucune pincette pour dire ce qu'il y a dire, et décrire. Autant le préciser de suite, les mauvaises conditions d'hygiènes, de vie, la mort, l'abus des passeurs qu'il soit économique ou sexuel, tout est présenté ici, autant pour choquer (prise de conscience quasi instantanée, vous l'aurez compris) que par soucis d'un certain réalisme. C'est aussi à ce niveau que l'on se rend compte du travail de sape de l'auteur, qui emploie des mots justes dans d'autres langues, ou par exemple des prières religieuses pointues et spécifiques à chacun de ses protagonistes. Le voyage forcé est également remarquable, si bien que j'ai parfois été vérifié la succession des pays et des villes pour me tenir au courant de l'avancée des trajets sur un globe terrestre. 







Ce bouquin n'est pas un roman approximatif, rempli de clichés sur cette crise migratoire dont on se fait des idées sans vraiment en connaître les détails (elle n'est pas très médiatisée ni approfondie non plus). Ici, la justesse et la maîtrise font que cette oeuvre de Dalembert doit être lu par jeunes adolescents comme par personnes plus âgés, aussi bien pour son côté narratif prenant que pour son aspect documentaire et témoignage. Une double facette exploitable très intéressante, qui fait du texte un élément d'appui dans des débats éventuels. Pour une première dans ce Goncourt des Lycéens, je suis emporté, touché et convaincu.

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