lundi 10 avril 2017

L'atelier d'écriture n°262 : Introduction d'une vie nouvelle



L'homme sur la photo, c'est moi. Ce cliché a été pris le 13 mai dernier, date de mon cinquantième anniversaire. Le demi-siècle quoi. J'ai longuement observé cette image, du haut de mon minuscule appartement, perché tout en haut de cette tour jaunâtre, plantée au milieu de la banlieue napolitaine. La clope au bec, le bonnet mauve, le manteau kaki dégueulasse, l'écharpe à carreau rouge, tout ça tout ça... Je n'ai aucun miroir dans mon logis. Ni même aucune compagnie. Solitude et silence. Des maîtres mots que jamais je ne brise. Je n'ai aucun ami. J'ignorais jusqu'alors qui avait pris cette photographie pour le moins bizarre. Je l'ai gardé pour... a vrai dire, je ne sais pas. A chaque fois que je l'observe, je ne me reconnais pas. Je ne sais pas qui je suis. Je me répète souvent intérieurement que l'homme balafré par la vie qui apparaît devant mes yeux ne peut être moi. Je ne peux ressembler à...à... à cette horreur. Et pourtant... si. Je ne sais pas, et ne saurais sûrement jamais qui a déposé dans ma poche cette chose... Mais maintenant qu'elle est avec moi, je la fixe. Et pour la première fois depuis tant et tant d'années, je lui parle. Ma voix emplit mon habitat, mon chez-moi, mon logis. Je parle, je me libère d'un poids trop dur à porter. Je lui conte ce que j'aurais voulu devenir, qui j'aurais aimé devenir, qui je ne suis pas devenu, ce que j'ai raté, le peu de choses que j'ai réussi... Je lui parle d'une vie de rêve, de ma vie de rêve, de celle que je mène,  de ma réalité... Rien ne vient perturber mon récit rempli d'émotions. Le cliché reste là, posé sur la vieille table de bois dégarnie. Il a l'air de m'écouter. Lorsque mon récit se termine, ce ne sont non plus des paroles qui envahissent l'espace, mais mes sanglots entrecoupés de gémissements. Je pleure. Comme j'aurais dû pleurer depuis longtemps. Ciel sombre duquel s'écoule des milliards de gouttes froides de tristesse et de haine. Je n'arrive pas à me calmer. Impossible. Barrage d'émotions qui cède. Alors je me précipite dans tout l'appart. Et je casse. Machine à détruire un passé qu'il a trop brassé. Tornade dévastatrice. Incendie de rage. Tout y passe. Je broie, frappe, détruit, explose, démonte tout ce qui passe à ma portée, quitte à m'en faire saigner les phalanges. Pour finir, je prend la photo entre mes doigts rouges et tremblants. J'hésite. Beaucoup. Quelques heures, je crois. Je ne suis plus sûr de rien. Je ne suis plus maître de mon corps. Je me laisse guidé par une force inconnue qui me domine de long en large. Je finis par la jeter sur le sol dévasté de la pièce principal. Pour compléter mon oeuvre. D'une main, j'attrape le briquet posé dans ma poche, de l'autre, je récupère la photo délaissée quelques secondes plus tôt sur le sol. Je l'embrase. La dépose délicatement cette fois, sur le sol. Une tâche de feu envahi peu à peu la salle à manger. Je la regarde, sans bouger, comme hypnotisé par la flamme qui danse devant mon visage pâle. Puis, d'un pas décidé, je m'éloigne de la douce musique du crépitement du feu, et je rejoins ma chambre. Ferme la porte à clé. Clos la fenêtre. Tire les volets. Me déshabille lentement. Une fois nu, je me glisse dans mon lit grinçant, sous les draps sombres. Et, dans une dernière pensée avant que le sommeil ne m'étreigne de ses bras doux et chauds, je songe avec une ironie mordante qui me glisse un sourire au coin des lèvres, que la nuit risque d'être chaude.

Ce texte a été écrit pour l'atelier d'écriture de Leiloona. La photo a été prise par (c) Kot.

5 commentaires:

  1. coucou-
    ben c'est un sacré tournant ça !!
    la rage de recommencer tout à zéro j'espère- rien n'est jamais perdu totalement-
    un petit coup de pouce et enb route vers une vie plus sereine-
    bisous et bonne semaine-

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  2. bonjour,
    Un texte fort sur la détresse humaine, mais il y a toujours de l'espoir quelque part.
    Bonne journée
    @mitié

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  3. Ton texte est très fort. L'avoir écrit au présent le rend encore plus prenant. Je me suis bien laisser emporter. Merci et bravo.

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  4. Ton texte m'a scotché surtout la fin!

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  5. Quel texte impressionnant ! C'est très fort, le sentiment de cet homme de ne pas se reconnaître. Tu décris avec talent une détresse humaine epouvantable. La première partie est ma préférée avec son style poetique

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